L'artiste Henri Tisot
 Fernandel par Henri Tisot 

Hommage à Fernandel, le 19 octobre 2001.



    Marseille est toujours attentive à tous ceux qui lui apportent la gloire et elle leur vient parfois en aide lorsque le succès fléchit, comme c'est le cas en ce moment pour l'O.M. Cela a été aussi le mien lorsque j'ai interprété le rôle de Panisse dans la Trilogie de Pagnol en compagnie de Roger Hanin-César. L'accueil que le public a réservé à votre ami Henri Tisot l'émeut encore.
    Aussi, je suis persuadé que le Ministre-Maire Jean-Claude Gaudin aura à cœur d'œuvrer pour que l'on déploie un tapis rouge afin que Fernandel puisse redescendre du ciel avec les honneurs de monument national qui lui sont dus. Là-haut, Dom Camillo a déjà posé auprès de saint Pierre une permission qui devrait prendre effet pour le week-end du 19 octobre 2001, où l'on va commémorer à Carry-le-Rouet le trentième anniversaire de sa disparition sur terre.
    Marseille et tout le Midi doivent s'apprêter à accueillir le grand Fernand et aider son fils Franck qui œuvre pour que l'on n'oublie pas son père.
    Ainsi tous les Marseillais et tous les Méridionaux, faisant appel au souvenir si vivace et affectueux du grand Fernand, qu'ils gardent précieusement au fond de leur cœur, pourront crier à la France entière la phrase nous concernant et que Pagnol avait toujours à la bouche: "Nous sommes les plus forts !"


    J'ai rencontré Fernandel en chair et en os trois fois dans ma vie, et les trois fois cela a provoqué en moi le même choc aussi marquant sans aucun doute que celui que l'on doit éprouver lorsque l'on comparaît devant le Sphinx ou les pyramides de Gizeh. Car Fernandel c'est un acteur, un grand acteur certes, un immense artiste, un comédien inégalé, mais on peut dire tout ce que l'on veut, on ne le définit jamais vraiment que quand on dit : Fernandel, c'était un monument !
    La première fois que je l'ai vu, je devais avoir cinq ou six ans à peine et mon père m'avait conduit au 'Comoedia' qui était une salle de spectacle à La Seyne sur mer dans le Var où je suis né. Fernandel s'y produisait. Mon père riait si fort que tout à coup Fernandel s'est adressé à lui et rien qu'à lui, pour lui dire : "non mais… qu'est-ce qu'il a celui-là à rire comme ça ?" Toute la salle s'est alors tournée vers nous, et sur le coup nous fûmes submergés mon père et moi par des milliers de paires d'yeux qui nous fixaient. Et je fus tout de suite après obnubilé par une seule chose, par le visage de Fernandel qui par le phénomène du zoom semblait s'être rapproché de nous au point de nous toucher. Il était là en gros plan et je ne voyais plus que les inexplicables dents de Fernandel, ces dents inoubliables et rieuses qui semblaient… nous mordre à belles dents au point qu'elles ne laissaient place à rien d'autre. Aujourd'hui encore elles obstruent tout le souvenir de cette soirée, la première sans doute où j'assistais à un spectacle. Et me voilà mordu à tout jamais !
    La seconde fois, j'étais déjà plus âgé, j'avais fait ma communion solennelle et avec mes parents et mes grands-parents, nous revenions d'Italie où nous étions allés embrasser de la famille à Alassio à une soixantaine de kilomètres de la frontière de Vintimille où nous dûmes nous arrêter au retour. Sans prévenir mon père, le cousin Joaning avait rempli de victuailles la malle arrière de la traction avant Citroën dans laquelle nous nous étions entassés. Et après le "rien à déclarer" innocent de mon père, le douanier qui lui avait fait ouvrir son coffre, s'était trouvé nez à nez avec le jambon cru, les bouteilles de Marsala, la coppa, bref tout ce qui est habituel de ramener d'Italie quand l'on ne se fait pas coincer. Mon père tentait d'expliquer qu'il n'était pas au courant de ce que contenait son coffre, mais ça paraissait un peu gros.
Et voilà qu'apparaît Fernandel pour la seconde fois dans ma vie : une voiture américaine, blanche si je me souviens bien, stoppe devant le bureau de la douane et en sort Fernandel, magnifique, colossal, chapeauté de paille blanche et prêt à saluer qui veut bien lui adresser des vivats. Il y avait foule à la frontière à cette heure là, aussi en quelques secondes, les douaniers, les occupants des automobiles qui entraient en Italie comme les occupants de celles qui, dans l'autre sens en sortaient, tous, n'eurent d'yeux que pour Fernandel et se mirent à chuchoter en chœur : "Fernandel, Fernandel, mais c'est pas vrai, c'est lui ! non, c'est lui ? mais c'est pas possible… Fernandel ! Mais je rêve…" C'était une vraie révolution. Le petit Jésus passerait peut-être inaperçu à la douane, Fernandel pas! Et j'ai su à ce moment-là, ce que c'était que la gloire !
Mon père, tout en faisant face au douanier qui le tenait en respect, cria de loin en direction de Fernandel : "Vous, Monsieur Fernandel, on ne vous dit rien quand vous passez à la douane." Et Fernandel avait répondu avec beaucoup d'à propos: "A l'entrée, oui, à l'entrée on ne me dit rien… mais à la sortie, n'ayez pas peur, ce ne sera pas la même chose." Et se redessine dans ma tête ce visage mobile et pourtant imperturbable dont tous les Français conservent le souvenir intact.
    Fernandel il représentait les Français dans tous les rôles qu'il tenait ; Fernandel, il lui arrivait dans les films ce qui arrivait à tous les Français ou bien ce qui manquait de leur arriver à tous. Fernandel c'était les Français, c'était la France, c'était nous ! ! ! Aujourd'hui sans être méchant mais en étant tout bêtement lucide, on peut dire qu'il y en a peu qui nous représentent et dans lesquels nous pouvons nous retrouver comme dans un miroir. Peut-être que je me trompe, mais toujours est-il qu'à la suite de ces deux rencontres chocs de mon enfance avec Fernandel, je décidais de devenir "artiste" comme lui, dussé-je faire rire ou pleurer comme lui. Je rêvais d'être lui. J'ai fait ce que j'ai pu pour y parvenir et sans avoir la prétention d'y être parvenu, je puis dire que je m'en suis approché.
    Oui, je me suis approché de Fernandel la troisième fois que je l'ai rencontré en 1969 : je fus engagé dans un des derniers films que Fernandel a tourné, le film d'Henri Colpi "Heureux qui comme Ulysse" et que la télévision reprogramme au moins une fois par an au grand bonheur du public qui ne se lasse pas de le regarder. Fernandel y est égal à lui-même : simple, énorme, drôle, émouvant, vrai, grandiose. Et moi, je suis si je puis dire! Je veux dire par là que je le suis. Je ne suis pas lui, mais je le suis. Et ce n'est déjà pas rien que de le suivre.
On m'avait engagé pour jouer le gendarme qui au carrefour où se présente Fernandel en compagnie d'Ulysse (le cheval qu'il tente de sauver de l'abattoir), lui barre la route et lui demande d'obtempérer au coup de sifflet. En fait, on avait surtout pensé à moi parce que la célébrité que je devais à mon imitation du général de Gaulle, m'inclinait à interpréter des personnages portant képi, tel ce gendarme qui réglait la circulation au carrefour de quatre routes. S'ensuit une scène mémorable que l'on a mise dans la boite comme on dit en jargon de cinéma en une seule prise, d'abord parce que les embouteillages qui figurent dans le film étaient si vrais qu'ils occasionnèrent des coups de klaxons sur de nombreux kilomètres et ensuite parce que la prise a été bonne du premier coup.
J'étais un peu déçu, comme tout comédien qui doute de lui, de ne pas la recommencer au moins une fois pour être sûr, quand Fernandel me dit : "Mais pourquoi veux-tu qu'on la recommence, elle était parfaite." Timidement, je tentais : "Ça allait Monsieur Fernandel, c'était bien ?" - "Mais c'était parfait mon petit, ça pouvait pas être mieux". Et pour ne pas être en reste, avec un esprit un tantinet flagorneur je dis alors à Fernandel : "Vous savez Monsieur Fernandel, jouer avec vous ça n'est pas sorcier: vous parlez - on vous répond." Pour être franc, je m'attendais à ce qu'il me dise quelque chose qui aurait signifié qu'il n'était pas dupe : "Tu exagères… mais enfin ce n'est pas le tout que de me répondre, il faut encore tenir le rôle." Au lieu de ça, après mon péremptoire "vous parlez, on vous répond", le plus simplement du monde, Fernandel laissa tomber : "Eh oui !".
    Mais attention, il ne faut pas croire que Fernandel était prétentieux. Tout simplement, il ne doutait pas de lui, il ne doutait en aucun cas de Fernandel, ce qui n'est pas pareil. Fernandel avait une confiance inébranlable en Fernandel. Son attitude aurait été outrecuidante si Fernandel s'était pris pour Fernandel. Mais Fernandel ne se prenait pas pour Fernandel, il agissait en fonction du personnage de Fernandel qu'il s'était forgé : "Vous comprenez, soutenait-il, Fernandel ne peut pas faire ça, Fernandel ne peut pas jouer ça, le public de Fernandel n'admettrait pas que Fernandel dise, fasse ça… ce ne serait pas digne de Fernandel si Fernandel se permettait de… Fernandel se doit de... "
Et c'est ainsi que Fernandel a été toute sa vie durant l'égal du grand Fernandel qu'il rêvait d'être et qu'il a constamment été. Du coup, des comme Fernandel il n'y en a plus soyez-en sûr, on n'en fait plus, et comme on dit : le moule est cassé. Et Fernand Contandin mort, Fernandel est devenu vivant à tout jamais dans la mémoire collective des humains du monde entier qui ont vu ses films...
    Pourtant, il ne faut pas croire que ça a été si facile d'être Fernandel. Toute sa vie, le public qui ne fait parfois pas de cadeau, le public n'a cessé de lui seriné : "Monsieur Fernandel on vous aime, mais soyons juste il y a Raimu : premier prix, Raimu - deuxième prix, Fernandel". Et puis, vint le jour où Fernandel aborda un rôle dramatique dans le film "Meurtres" en 1950, et alors, et enfin, un spectateur avoua à Fernandel : "Ah, bravo! Il n'y a pas à dire : premier prix, Fernandel". Ce à quoi Fernandel demanda tout naturellement: "Et Raimu ?". Et il se vit répondre : "Ah ! Raimu, il est hors concours". Non, tout n'a jamais été si facile que ça pour Fernandel.
Il lui a aussi fallu endurer à la fin de sa vie l'ingratitude de ceux, nombreux, très nombreux, dont il a parfois fait la fortune, rempli les poches dans tous les cas. Ce film "Heureux qui comme Ulysse" n'a pas rendu à Fernandel tout le bonheur qu'il a cependant donné au public. Je m'explique: quand un film sort dans vingt mille salles, même s'il n'y a qu'un spectateur par salle, cela fait tout de même vingt mille spectateurs. Mais si ce même film sort dans vingt salles cela ne fera jamais que vingt spectateurs. Et c'est ce qui s'est passé avec "Heureux qui comme Ulysse". Les distributeurs qui avaient fait leurs choux gras pendant des décennies avec Fernandel, le laissèrent tomber au dernier moment et ne programmèrent ce film que dans peu de salles ne croyant ni à la carrière de ce film, ni en Fernandel dans ce film.
Et ça, Fernand Contandin, lui, il l'aurait supporté bien que ce soit dur à avaler. Mais l'autre, je veux parler de l'acteur, le comédien, le grand comédien, l'immense bonhomme qu'était ce type qui jouait toujours fidèlement le rôle de Fernandel, ce type qui avait les mêmes dents qu'Ulysse, le cheval, et des yeux si perçants qu'ils crevaient l'écran pour déverser au travers de lui tous les sentiments de la nature humaine dans les salles de cinéma, non, ce monsieur-là qui jouait le rôle du grand Fernandel, lui il n'a pas admis que l'on fasse ça à Fernandel. Alors, qu'est-ce qu'il a fait ? Eh bè il est parti. Il est parti sans rien dire, en faisant semblant d'être 'heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ou comme cestuy là qui conquit la Toison'. Mais moi je sais qu'il est parti avec le cœur gros. Peut-être même est-il parti parce qu'il en avait gros sur le cœur… et que sans ça, il ne serait pas parti. Ca fait trente ans qu'il est parti.
    Ne l'oublions jamais ! C'était quelqu'un ce Fernandel !

Signature d'Henri Tisot
Henri TISOT.

En hommage à Fernandel à l'occasion de la commémoration du trentième anniversaire de sa disparition (bien que le mot 'disparition' ne puisse exister avec Fernandel), le vendredi 19 octobre 2001 à Carry le Rouet.


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